Bernard Kouchner: "Nous avons aimé les Arméniens et les gens d’Artsakh"

Région
09.03.2021

Il y a quelques jours, à l’invitation de la Fondation AURORA Prize, Bernard Kouchner, membre du comité de sélection du Prix, a visité l’Arménie et l’Artsakh. L'Université française en Arménie (UFAR), l'Ecole internationale UWC, l'Université d'Etat de Médecine n'étaient que quelques-unes de destinations de la délégation en Arménie. Et en Artsakh, un programme encore plus chargé les attendait.

Dans ce voyage, M. Kouchner était accompagné par deux humanitaires et ses amis de longue date : Alain Boinet, fondateur de Solidarités International, et Patrice Franceschi, écrivain et ancien président de la Société des Explorateurs Français. Le Courrier d’Erevan est allé à leur rencontre pour recueillir leurs impressions après le retour d’Artsakh.

 

Alain Boinet. Ce que je retiens de notre déplacement en Artsakh, c’est l’inquiétude dans laquelle se trouve la population, l’incertitude en l’avenir et la meilleure réponse à leur apporter, c’est la solidarité, de leur tendre la main depuis l’Arménie d’abord et de partout aussi. N’oublions pas les familles qui ont perdu un fils dans cette guerre, les blessés, les handicapés qui nécessitent des soins. Et puis, il y a des dizaines de milliers d’habitants qui ont été déplacés de force. Ils ont besoin de maisons, de logements sur place et de travail. En plus, une partie importante du territoire a été reprise par l’Azerbaïdjan entrainant une perte de ressources et donc un appauvrissement de l’Artsack qui ne peut pas vivre en autarcie.

Nous avons visité « The Lady Cox Rehabilitation Centre » à Stephanakert où sont soignés des blessés de guerre handicapés mais également des civils, des handicapés jeunes et adultes. Le personnel fait un travail formidable. Il faut maintenant agrandir ce centre et l’équiper. La Fondation Aurora leur apporte une aide précieuse, d’autres pourraient s’y joindre.

En fait, toute aide doit être précédée d’une évaluation pour définir précisément les secours nécessaires à apporter de manière concertée et coordonnée avec efficacité. Ce que je perçois dans l’Artsakh, c’est qu’il faut une aide sur mesure, bien ciblée. Ainsi, par exemple, le déminage est pris en charge par Hallo-Trust depuis 20 ans, ça donne aussi une idée de l’histoire de l’Artsack. Egalement, des initiatives peuvent être prises dans le domaine culturel, notamment au niveau de la francophonie : nous sommes allés au Centre Charles Aznavour et Paul Eluard, nous y avons découvert une véritable ruche d’activités artistiques, chorale, danse, musique, bibliothèque, cours de français. Nous y avons rencontré beaucoup d’enthousiasme, de motivation et de ressources artistiques.  La francophonie pourrait les soutenir.

La population du Haut-Karabakh a un sentiment d’encerclement, d’abandon. Il faut leur démontrer qu’ils ne sont pas seuls, que l’on est à leurs côtés. Ils disent : « Cette guerre, elle nous est tombée dessus. Ça s’est fait brusquement et violemment ». C’est un choc, ils ont perdu beaucoup de jeunes à la guerre, 70% du territoire et sans doute autant de ressources. Il faut les aider à se réinstaller dans des appartements, dans des maisons. Est-ce qu’ils ont les moyens de les financer eux-mêmes, non, est-ce qu’il faut les aider, la réponse est claire. Donc, il faut que les gens puissent rentrer chez eux en Artsackh : leurs parents étaient là, leurs grands-parents, leurs arrière grands-parents. C’est la terre de leurs ancêtres, ils ont envie d’y vivre. C’est toujours le cas partout dans le monde : personne ne veut être exilé de force. 

Enfin, dans l’aide humanitaire internationale, il y a des principes essentiels qui sont l’humanité, la neutralité, l’indépendance et aussi l’impartialité des secours : ceux-ci doivent être apportés sur la seule base des besoins vitaux des populations sans autre critère politique, ethnique, religieux, social,….Il s’agit de sauver des vies puis de les accompagner jusqu’à l’autonomie. Mais il est important que les humanitaires soient conscients que dans les conflits il y a des populations plus menacées que d’autres, ce sont les minorités en milieu hostile, et que ces gens réclament une attention particulière, une action adaptée et durable parce qu’ils sont les plus en danger. On peut penser aux Yézidis ou aux Chrétiens en Irak, aux  Rohingyas au Myanmar ou aux Ouigours en Chine. C’est aussi le cas pour les arméniens en Artsackh.

 

Patrice Franceschi. Je suis un écrivain français, mais une part de ma vie a été consacrée à l’humanitaire. J’ai été, à titre personnel, tout à fait surpris et marqué par le côté francophone et francophile des gens que nous avons rencontré.  Au centre Charles Aznavour, l’accueil que nous avons reçu par tous ces jeunes était formidable. Ils venaient de voir le film « Les choristes » et ils nous disaient en français leur inquiétude de l’avenir… Cette inquiétude les rendait particulièrement touchants. Tout ce que j’ai vu m’a frappé parce que je ne connaissais l’Arménie et l’Artsakh que par dossiers interposés et non sur le terrain. C’était ma première visite. A titre personnel, je suis très engagé auprès des Kurdes de Syrie, dans le contexte de la guerre contre les djihadistes de Daesh et les Turcs. Malheureusement, je retrouve ici ces mêmes djihadistes et cela ne peut que me toucher considérablement. Cette guerre est tombée sur l’Arménie brutalement ; elle ne s’y était pas préparée, hélas. Il faut le reconnaître. Les Arméniens s’étaient un peu endormis sur leurs lauriers depuis 20 ans. Pour la jeunesse qui était à peine née au début de la première guerre, la violence subie a donc été aussi inattendue qu’importante.

Ce qui m’émeut le plus est cette incertitude qui habite les gens. Pour un jeune, pour tous ceux que nous avons rencontré, de ne pas savoir de quoi demain sera fait - non pas au niveau du travail, mais de la sécurité, de la vie, du futur des enfants - c’est terrible.

 La première des réponses est la solidarité, évidemment c’est la première des réponses. Il y a des choses dans le monde sur lesquels on ne peut pas peser, il y en a d’autres sur lesquelles on peut peser. Donc je pense que je reviendrai par ici.

 

Bernard Kouchner.  Règle humanitaire primordiale : on n’est pas forcé d’aimer ceux qu’on aide. Mais quand même c’est préférable… Eh bien, nous avons aimé les Arméniens et les gens d’Artsakh. Moi je connaissais déjà un peu la région et ses habitants pour être venu plusieurs fois en Arménie et au Nagorny Karabakh . C’est moi qui avais signé, le 24 février 1992, la reconnaissance de la relation diplomatique entre la France et l’Arménie... Tout ça avait installé un rapport très chaleureux avec les Arméniens, je savais leur histoire, et par-dessus tout l’horrible génocide des Arméniens fait par les Turcs en 1915. Je me souviens des bribes de souvenirs des survivants de la longue marche que j’avais recueillis à Qamichli en Syrie…

Mon rapport avec le Haut-Karabakh est différent. Il n’est pas aisé, entre colère et ressentiment, de comprendre leurs émotions. Les Russes et surtout Staline qui traçait des cercles au crayon bleu sur les cartes pour « encercler » les minorités sont responsables de l’éloignement et des conséquences meurtrières de ces disparités. Le fracas du démembrement de l’Union soviétique, la séparation des « Républiques soviétiques » laissa ces foyers Arméniens proches mais séparés. J’ai parcouru en guerre comme en paix ce corridor de Latchine. Je pensais qu’il fallait ajouter ces vallées Arméniennes superbes à la grande Arménie. Ce fut fait dans une guerre qui l’on oublia trop vite. Ce conflit créa une mémoire de revanche chez les Aziris.

Au Karabakh, nous avons retrouvé un isolement extrême et une déception ; notamment l’aide apportée, insuffisante selon les habitants d’Artsakh qui ont sacrifié de nombreux jeunes gens dans la bataille. Il ne faut pas diminuer l’aide mais la renforcer, sur le plan humanitaire en particulier. Il faut aussi inventer une politique qui mènera au dialogue.

Autre étonnement : Arméniens et gens d’Artzakh, tous ont été surpris par le fait d’être attaqués par les Azéris, les Turcs et de nombreux volontaires islamistes.  Ils ne s’étaient pas préparés à la guerre, ils ne l’avaient pas sentie, ni même imaginée... Surprenant dans ce chaudron du Moyen Orient. Bien sûr on pas dire que les deux entités arméniennes partirent en guerre de gaité de soit de gaité de cœur avec flamme et amour, mais les Arméniens ont apporté une aide au Nagorny Karabagh.

Il reste donc des deux côtés une impression d’abandon et une hostilité qui n’était pas présente que j’avais connue durant la première guerre. Il faut absolument réparer ça, et je pense que ce ne serait pas seulement aux humanitaires qui, après tout, viennent après la bataille, de le faire. C’est une besogne politico-psychologique, c’est une besogne sociétale qu’il faut absolument maintenir. Aurora notre fondation, peut en comprendre l’urgence.

Il y a aussi quelque chose qui nous a beaucoup étonnés : c’est le désir d’indépendance toujours présent en Artsakh. On compare souvent le cas du Haut-Karabakh avec celui du Kosovo que je connais bien. Mais n’oublions pas qu’il y avait quand même deux millions de personnes au Kosovo, et au Karabakh, il y en a 140 000 dont 40 000 qui sont parties...

J’espère qu’un jour, une négociation permettra de maintenir l’accès direct comme c’était le cas avant avec Artsakh. Je pense que le dialogue indispensable peut se nouer grâce aux efforts de tous et surtout des Russes. Oui il faut donner à M. Poutine un rôle de faiseur de paix.

Je sais que cela semble contradictoire. Le réalisme l’exige. Et le destin des Arméniens aussi.

Enfin, ce voyage était un voyage AURORA, cette fondation qui réunit des gens exceptionnels, et cette liste de candidats que j’ai lue en venant ici, des 18 personnes sélectionnées pour le Prix AURORA 2021, nous apprend la bravoure, l’intelligence, la détermination, la persistance…

C’est de telles valeurs dont nous avons besoin pour entamer cet indispensable et long dialogue pour une paix équilibrée.